Rencontre avec Joël Schuermans, un voyageur multi-facettes
Joël, c’est mon amoureux, l’homme qui partage ma vie et pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. Je ne suis donc peut-être pas tout à fait objective par rapport à son travail, il est vrai. Mais, je tenais quand même à vous le présenter car ses écrits nous touchent au cœur et aux tripes (je précise que je ne suis pas la seule à le dire). Je tenais aussi à vous présenter certaines de ses photos prises tout au long de ses 25 années de voyage parce qu’il a un regard que j’aime. Trop modeste pour parler de lui et montrer son travail, il est assez discret et peu prolixe sur les réseaux sociaux.
Qui est Joël ?
Avec lui, on peut vite avoir le tournis tant il a vécu de vies en une seule. Il a été soldat, berger, chef d’entreprise, couturier, bucheron, élagueur, écrivain, formateur, paramedic et conseiller éditorial. Il a pratiqué des sports extrêmes tels que le saut en parachute et le base jump, il a escaladé des cascades de glace au Népal, il a plongé dans des mers glacées, il a travaillé dans les arbres les plus hauts de Belgique, il a vécu en Espagne, il a habité dans une roulotte, puis dans une yourte, puis à nouveau dans une roulotte au milieu des bois, il a traversé le Vietnam à vélo et une partie de l’Inde en train, il a créé des vêtements, il a écrit deux romans, un guide de secourisme en zone hostile et un récit d’un voyage en train vers Varsovie. Des dizaines d’autres romans et récits dorment dans des caisses… Et la liste est encore longue. Joël n’arrête jamais. Son esprit est toujours en ébullition, à la recherche d’aventures. Parce que Joël est animé par une chose : l’esprit d’aventure. Il est entier et authentique, on pourrait le dire instable alors qu’au contraire il suit toujours le même but, il est créatif, visionnaire, ingénieux et très intelligent. Joël est un homme d’action. Un poète et un romantique. Il aime le beau, a beaucoup de goût et le sens de la perfection. Aujourd’hui, il s’investit dans de nouveaux projets qu’il mène de front, il travaille 48h/24. Dans quel but ? Toujours le même ! Assouvir son besoin d’aventures. Se construire une vie qui sorte de l’ordinaire et de l’ennuyeux quotidien. Expérimenter.
Deux romans publiés et plus encore
De son expérience dans l’armée belge, il a tiré deux romans publiés aux Editions Memory : karmAfrica et Mais ce qui persiste en moi est ce fragment d’inhumanité. Issus de son vécu, ses romans dégagent beaucoup de force et d’émotion malgré quelques petites imperfections stylistiques. Joël ne se considère pas comme un écrivain, tout au plus un romancier. Il a écrit ces récits avec le besoin d’expliquer à son fils ce qu’il avait fait, ce qu’il avait vu, ce qu’il avait vécu. Un besoin aussi, selon moi, de sortir ces souvenirs lourds à porter, de les évacuer en les livrant au public. Pour ne plus être seul à les porter peut-être. Je ne sais pas s’il sera d’accord avec moi. Peu importe. Il travaille pour l’instant sur un autre projet d’écriture, les Errances ferroviaires, qu’il veut au long cours, sans précipitation, à l’ancienne. Il ne se consacre pas qu’à l’écriture. Il n’y arrive pas. Pour écrire, il lui faut vivre, vivre intensément, entièrement. Et cela s’en ressent dans son écriture qui, elle aussi, est intense, qui vient des tripes. Elle n’est pas intellectualisée, c’est ça qui lui donne toute sa force. Je vous livre ci-dessous les critiques que j’avais rédigées à l’époque.
karmAfrica
karmAfrica c’est l’histoire d’un homme dont l’enfant est sur le point de mourir en raison d’une maladie grave, c’est l’histoire d’un homme qui paye ses fautes passées, d’un homme qui a été le témoin d’actions et de comportements inacceptables dans un pays où il devait maintenir la paix, c’est l’histoire aussi d’un amour. Le récit alterne en permanence entre présent et passé. Un présent douloureux et incertain et un passé lourd, très lourd. Le narrateur tente d’expliquer la maladie de son fils comme étant un juste retour des choses par rapport à ce qui s’est passé lors de sa mission en Somalie en 1993. Les soldats belges envoyés par l’ONU dans ce pays avaient pour mission de maintenir la paix. Mais l’ambiance est lourde et ces hommes ne sont pas formés à gérer ce genre de situation. La tension augmente et la violence est gratuite. Joël Schuermans nous décrit des situations incroyables et dramatiques qui choquent malgré tout. Il témoigne des dérives d’une mission de paix et des conséquences psychologiques irréversibles. Il témoigne aussi de l’amour intense d’un père et d’une mère pour leur enfant. Il nous montre la force de l’amour, la douleur d’être vivant alors que notre enfant est mourant, l’angoisse de la perte.
Bien que le lecteur sente qu’il s’agit d’un premier roman par le style, il y trouve une véritable force, une étincelle qui captive et fait vibrer, une sincérité énorme qui fait vivre les émotions. C’est un roman touchant, vécu et vrai. Un roman qui m’a émue, énervée et fait pleurer. Un roman grâce auquel je me suis rendu compte qu’il était finalement assez rare d’éprouver de la compassion pour les personnages.
karmAfrica, Joël Schuermans, Memory Press
Mais ce qui persiste en moi est ce fragment d’inhumanité
Réveillon du Nouvel An 2006, Hôtel Formule 1, Simon seul et déboussolé dans une chambre sordide. Voilà le décor des premières lignes. Le narrateur vient de quitter sa femme et il s’apprête à repartir sur les traces de son passé, d’un passé douloureux et inhumain, d’un passé qu’il croit être la solution à son malheur, au Rwanda. Alors qu’il était soldat de la Minuar en 1994, il débarque à Kigali pour une mission de maintien de la paix. Il découvre un pays magnifique et il fait la rencontre de deux femmes aussi différentes que complémentaires, Chiara et Fortunée, qui ne cesseront de hanter sa vie. Il prend un rythme agréable. Il vit des moments heureux. C’est alors que l’attentat contre le président Habyarimana marque le début d’un génocide atroce et efficace qui sera la cause de près d’un million de morts. Impuissant face à ce massacre, il n’en ressortira pas sain et sauf.
Joël Schuermans nous livre dans ce roman l’histoire d’une vie marquée à jamais par ce terrible événement. Ce retour sur le génocide rwandais est un témoignage poignant sur la barbarie humaine, sur l’inhumanité, sur l’échec d’une mission sensée maintenir la paix. Simon est un soldat, il est aux premières loges de ce spectacle sanglant dont les victimes se comptent par centaines et même par milliers chaque jour. Il ne comprend pas ce qui se passe, il ne peut y croire. Il le vit, le sent, le ressent et l’entend. Le regard que porte Simon sur ce massacre est différent puisqu’il n’est ni du côté des victimes ni de celui des bourreaux. Il est un observateur extérieur qui aurait pu agir, qui aurait dû agir, mais qui n’a rien pu ou su faire. Son regard est spontané, sincère, incrédule et naïf. Il est dans l’action mais se sent totalement inactif.
Oui, on pourrait discuter sur l’implication des soldats qui auraient dû agir. Oui, il est scandaleux d’avoir abandonné une population à un destin inimaginable, livrée à la haine. Mais dans ce roman, il nous montre quelles étaient les actions possibles pour de simples soldats qui ne comprenaient pas, qui n’avaient pas le droit de défendre, de tirer, d’agir, dont le seul pouvoir était de se montrer au final. Quelle frustration ! Mais quelle responsabilité aussi ! L’auteur nous montre l’horreur sans exagération, sans fioritures, dans sa brutalité, dans sa réalité, sans emphase. Le lecteur en a mal, le lecteur ne peut supporter, le lecteur pourtant ne lâche pas le roman, parce que le lecteur, comme Simon, ne peut y croire tout en sachant que c’est réel, que c’est vrai. Quand la réalité dépasse la raison.
Et puis ce roman accuse. Il porte un regard critique sans l’être réellement sur le manque de préparation des militaires à faire face à ce type de situations, sur le manque de réactivité de l’ONU, sur le retrait des troupes belges, sur l’implication d’une certaine nation.
Et puis encore, ce roman montre les ravages qu’un tel événement peut faire sur un jeune homme déjà fragile : la dépression, le besoin de trouver la paix sans jamais accepter de l’aide. Simon est un gars fragile, un gars insupportable qu’on a envie de secouer, complètement fou, névrosé et dangereux. Simon est un antihéros et pourtant on s’attache à lui, on ne lui pardonne pas mais on compatit. Et comme dans son premier roman, la force de l’auteur, c’est de nous livrer des personnages réels, sympathiques sans l’être et pour lesquels on éprouve de la compassion tout en les détestant.
Ce roman n’est pas seulement le témoignage d’un acte inhumain, il évoque aussi l’abandon, la peur de l’abandon, la folie, les femmes et l’amour, la mère et les femmes, l’amitié fraternelle et la possibilité d’exorciser ses démons par la création. On sort pas indemne de Mais ce qui persiste en moi est ce fragment d’inhumanité.
Mais ce qui persiste en moi est ce fragment d’inhumanité…, Joël Schuermans, Memory Press
Depuis la rédaction de cet article, Joël a publié trois autres livres dans un tout autre genre : Chronique d’un départ en 2017, Secourir en zone hostile en 2019 et Vers Varsovie. Une erranve ferroviaire en 2019. Il écrit également pour la presse spécialisée, dans les magazines Survival, Action et Opérations Spéciales, et est devenu le conseiller éditorial du magazine Survival.
Quelques questions à Joël
Bonjour Joël, je te remercie tout d’abord de répondre à mes quelques questions. Je sais que tu n’es pas adepte de l’exercice.
Cela fait maintenant 25 ans que tu voyages, qu’est-ce que le voyage représente pour toi ? Qu’est-ce qu’il t’apporte ? Et pourquoi autant voyager ?
Au fil du temps, pour moi, la question s’est muée. Je ne m’interroge plus sur les raisons de mes départs, mais je m’interroge plutôt au sujet des autres : comment font-ils pour rester dans des existences rectilignes et sédentaires si longtemps, voire définitivement même pour certains ? À 43 ans, je n’ai jamais tenu plus de 2 ans au même endroit. J’ai déménagé plus de 25 fois, habité plus ou moins longuement (selon mes repères) dans des appartements, des maisons, des hangars, des roulottes, des yourtes, une camionnette, un fourgon aménagé, une caravane, des camping-cars, un atelier, en cabane, en Belgique, en Espagne, à la campagne, en ville, en bord de mer, au pied des montagnes… Et entre ces lieux de villégiature ? J’ai voyagé, dans le sens, parfois, de simplement m’être déplacé entre 2 points, ou, d’autres fois, plus longuement durant quelques jours, plusieurs semaines ou des mois en fonction des destinations, des buts, de mes finances, de mes amours, de mes sensations.
Pourrais-tu nous raconter ton plus beau voyage ?
Si par « plus beau », on s’en tient au sens strictement esthétique, je ne peux pas trancher. Quatre voyages m’ont particulièrement bousculé dans l’esthétisme des lieux.
En 1993, j’ai fait partie d’une expédition de haute-montagne avec laquelle je suis parti au Népal dans le but d’escalader la cascade de glace de Khumbu sur les pentes népalaises de l’Everest. L’Himalaya est un endroit mythique du monde. À l’époque, accéder en ces lieux extrêmes était plus compliqué qu’aujourd’hui, c’était un réel privilège. Peu fréquenté, j’ai ainsi pleinement joui de cette sensation de bout du monde, d’extraordinaire, d’unique. Evoluant durant plusieurs semaines à six mille mètres d’altitude, on ne peut que se sentir plus près des cieux, de l’infini, du privilégié, des moments presque divins. Il s’agissait d’une course hivernale et durant cette période, quand la météo daigne t’offrir un répit, la pureté de la lumière peut être exceptionnelle. Ces décors de cascades de glace cristallines, de glaciers infinis bleutés, de reflets argentés ont modelé ma vision des grands espaces et influencé ma vision de l’aventure. Là, l’air est si pur, si rare que la lumière s’y polarise pour refléter ensuite toutes les variantes possibles de bleu du Pantone. Elle est également amplifiée et si puissante qu’elle peut aveugler définitivement un homme en quelques minutes. Dans ces lieux, tout y est démesuré, envoûtant, dangereux, la beauté incluse. Cette aventure extrême fût comme la première expérience d’un drogué et je crois avoir été, depuis, perpétuellement à la recherche des extases ressenties dans l’Everest.
Travailler en Afrique, en Somalie en l’occurrence, dans les conditions où j’y ai été était un rêve d’enfant. Ce pays est grand comme vingt fois la Belgique avec, à l’époque, moins de 8 millions d’habitants. Bordé par l’Océan Indien, avec de la savane, des forêts, des déserts, des montagnes, l’océan, des baobabs, quasi pas d’infrastructures humaines, des populations importantes d’animaux sauvages, des tribus nomades, il avait tout pour matérialiser mes rêves d’aventures, d’Afrique, de lointain, de voyages, d’explorations. Les quatre mois que j’ai passés là-bas m’ont enchanté et ont achevé de faire de moi un éternel rêveur de l’ailleurs.
Je dois aussi évoquer ma première rencontre avec le Vietnam, traversé du Nord au Sud à vélo. Les Vietnamiens se déplaçant essentiellement à vélo, c’est un moyen idéal pour les rencontrer. Peuple déterminé, fort et peu enclin aux jérémiades, j’ai apprécié chacune de mes rencontres durant ces interminables heures passées à pédaler. Aucun autre peuple ne m’a autant suscité l’envie d’en faire partie. Les Nón lá – chapeau chinois en feuilles -, les rizières, les pagodes au milieu des brumes dans les étroites vallées encaissées, les rochers mystérieux plantés ci et là, les traces de la guerre, les discours communistes distillés par des haut-parleurs sur les places publiques ou sur le toit des voitures officielles ; oui tout ce décorum parfois féérique, peuplé de gens chaleureux et courageux, ainsi que leur cuisine riche et savoureuse m’ont séduit et font de ces 1.300 km un tronçon initiatique de ma vie.
Enfin, la cuisine m’oblige à parler de l’Italie, le plus beau pays d’Europe, et peut-être un des deux seuls, avec le Canada, où je me verrais m’installer quand ne plus voyager deviendra une option.
Je ne peux pas parler de beaux endroits sans citer les Dunes de l’Erg Chebbi dans le Sud marocain, à la frontière algérienne. C’est un lieu stupéfiant de beauté où il règne une sorte de magie difficile à décrire. Tout autant que Jaisalmer, ville fortifiée indienne sortie tout droit d’un rêve d’aventures orientales. Pas très loin du Pakistan, surnommée la ville dorée, Jaisalmer est plantée au milieu du désert du Thar et on peut la rejoindre par une ligne de train féérique qui déroule ses rails au milieu des sables qui constituent une géante steppe sablonneuse de plus de 200.000 km2. Le Thar est d’une beauté qui tatoue à jamais l’esprit du voyageur.
Comment voyages-tu ? Voyages-tu en pensant à ce que tu vas tirer de ton expérience ou en vivant pleinement ce que tu vis sans penser à l’après ?
Je n’ai jamais voyagé en me disant que je voyageais. J’allais où mes projets m’emmenaient. Alpiniste rêvant de hauts sommets, j’ai parcouru les Hautes-Alpes, puis d’aiguilles en sommets, je me suis retrouvé au Népal. Embarqué très jeune dans la vie militaire pour y vivre l’aventure, je me suis rendu en Afrique chaque fois qu’une mission l’imposait. Rendu à la vie civile, le parachutisme puis le base-jump m’ont attiré partout où l’on pouvait sauter. Drop-zones dans le sud de l’Europe, antenne radio en Autriche, pont suspendu en Norvège, je me déplaçais pour sauter. Puis il y a eu l’Inde, un choc. À partir de ce voyage ma perception du monde a changé. Une faille s’est produite en moi. Mother India, comme disent ces fous de l’Inde – dont parle Régis Airault – m’a bouleversé. Les attentats de New-York, en 2001, se produisirent 2 jours après mon retour de ce voyage. Dans mon esprit, l’Inde a télescopé ce basculement du monde et a changé ma manière de voyager, de voir le Monde, d’envisager ma propre existence. Les années qui suivirent ce retour furent d’ailleurs très chaotiques et firent de moi un quasi vagabond.
Je sais que tu as certains projets artistiques liés au voyage qui dorment dans tes tiroirs. Que vas-tu en faire ? As-tu l’intention de nous en faire part ?
25 ans de voyages, des casquettes différentes, une perception des évènements et des sentiments en constante évolution, ça crée du matériau. Des notes, des photos, des vidéos, des dias, des sons enregistrés, j’aimerais pouvoir en faire une sorte de remède à l’oubli. Un support qui me permettra de raconter, plus tard, quand ma mémoire commencera à défaillir, ou tout simplement quand trop de souvenirs l’encombreront, à mes deux fils ce qu’a été ma vie, dans les grandes lignes et sans trop les assommer. Oui j’aimerais collecter ces diverses traces dans un ouvrage qui serait un hybride, comme mon existence : des photos, des textes, du récit, de la poésie ou des réflexions, des sons, des musiques, des chants enregistrés, des vidéos. Parvenir à réunir tout cela au sein d’une même démarche artistique s’appelle le webdocu et réclame beaucoup de savoir-faire techniques. Ne les maitrisant pas tous et, je l’avoue, ne souhaitant pas devoir passer des centaines d’heures supplémentaires attablés devant un ordinateur, je continue de chercher les rencontres qui rendront ce projet possible.
Tu sais que j’apprécie beaucoup tes photographies et je voulais savoir si tu avais toujours aimé prendre des photos. Qu’est-ce que ça représente pour toi ? Quand estimes-tu avoir une bonne photo ? Et en quoi le voyage t’inspire ?
Ce sont de bonnes questions. J’ai toujours pris beaucoup de photos. En 1993, j’avais 22 ans, je devais être le seul de mon unité, alors déployée au sud de Mogadiscio, à avoir pris plus de photos que les 3 membres réunis du service presse de l’armée. Avec un vieil Olympus à zoom automatique, j’ai pris 400 dias et autant de photos. La plupart sans grand intérêt. Ensuite que ce soit pour d’autres missions en Afrique, lors de raids moto, d’expéditions en montagne, de sauts en chute libre, d’ascension de grands arbres, de voyages lointains ou proches, j’ai toujours pris beaucoup de photos. Beaucoup de mauvaises mais aussi quelques bonnes. Sur les milliers de photos que j’ai pu prendre au cours de ces 25 dernières années, je pense en avoir accumulé 10 très bonnes. Je suis très mauvais pour les photos du quotidien – les souvenirs -, comme pour pas mal d’autres actions du quotidien d’ailleurs, mais en voyage, en mouvement, saisir des visages, des lieux, des arbres, des trains me vient naturellement. Peut-être ai-je très tôt su que ma mémoire ne me permettrait pas de retenir tout ce que voyager m’a offert en terme de vues, de scènes, de rencontres.
Ces images me permettront, quand l’immobilité me sera imposée par le temps qui passe, de sombrer dans une agréable nostalgie. Je pourrai alors finir ma vie en revivant tous ces moments passés, sans bouger de mon rocking-chair, en savourant un Valpolicella de caractère.
Pourquoi avoir choisi tant de professions différentes qui toutes, au final, t’ont amené à toujours être dans le mouvement et le voyage ?
Je suis curieux. Je rêve de mille vies, de mille aventures. Alors pour avoir l’occasion d’expérimenter beaucoup d’existences, je change souvent de décors, de personnages, de métier. Par contre, et heureusement, chacun a un lien logique, pour moi, avec les précédents. A priori, il peut paraitre difficile de faire le lien entre le rôle que j’ai tenu en tant que jeune fondateur et patron d’une marque qui développe les meilleurs vêtements techniques de parachutisme, près de Barcelone, avec 15 personnes à gérer et ma casquette de berger dans une bergerie dépourvue d’eau et d’électricité à faire paitre 30 moutons, 10 chèvres, secondé par 30 poules, 1 coq, 2 canards et 5 chiens. Pourtant, il y a une logique : je faisais produire certains de mes vêtements en Inde. Je décide un jour d’aller voir où et comment sont fabriquer ces vêtements, sur place. Sur la route, j’entame la lecture de No logo de Naomi Klein et au retour, je décide de vendre mon entreprise. Je veux alors opérer un retour vers plus de simplicité. Puis, une chose en entrainant une autre, un an plus tard, je me retrouvais à traire, chaque matin, à l’aube et à la main, une quarantaine d’ovins parfois peu coopératifs.
Mais très vite la bougeotte m’a repris et j’ai dû finalement céder la bergerie pour repartir. Au Vietnam, cette fois-là.
Tu as des enfants, que penses-tu que ta vie changeante et sur les routes puisse leur apporter ?
La découverte de l’impermanence des choses. Les vertus de sortir de sa zone de confort. Car s’exposer en s’ouvrant au champ des possibles, c’est accepter l’incertitude. La côtoyer permet d’apprivoiser les surprises ou aléas qu’une existence ne manque jamais de nous imposer. Une clé apprise durant cette première partie de vie très changeante est de pouvoir vivre, en paix, avec cent euro par mois, comme avec 10.000. Chef d’entreprise nanti un jour, bûcheron presque sans le sou la semaine suivante. J’ai appris qu’il faut être ambitieux, dans le sens d’avoir de grands rêves, mais qu’il faut parfois savoir renoncer si la poursuite de ce rêve entraine, à un moment, la compromission de la liberté. La tête dans les étoiles, mais les pieds (un peu) sur terre. Croire encore et toujours que tout est possible. Que l’on peut se réinventer, si pas chaque jour, au moins chaque année. Voyager ou bouger ou vivre, tout simplement, car celui qui reste cloisonné dans sa zone de confort pour qu’il ne lui arrive rien : il ne lui arrivera rien ! N’est-ce pas là le pire qui puisse arriver ?
D’où t’es venue l’envie d’écrire ces deux romans ? Et pourquoi, t’es-tu arrêté en si bon chemin ? Je me souviens que ton deuxième roman a eu une excellente réception dans les médias belges.
J’ai commencé à écrire parce ça m’a semblé évident. C’était le moment. Père en devenir, je voulais trouver des réponses à dire à mon fils quand il poserait des questions sur mon passé, les guerres, les armes, les morts, mon rôle, mes actions. Puis passer des nuits à écrire pendant que tous dorment, que le silence devenait ma seule maitresse, qu’un vieux Porto s’imposait comme une agréable compagnie, ça m’a plu et j’ai rêvé d’écrire un bon livre, ou tout du moins un qui me semblerait réussi. Ça a été chose faite avec Mais ce qui persiste en moi est ce fragment d’inhumanité… Je trouve que c’est une bonne histoire, un texte qui relate une partie de ce qui a pu m’habiter et m’habite encore, parfois.
J’écrirai encore à l’avenir, je le sais, mais je ne suis pas un écrivain. Tout au plus un romancier. Voire plutôt, quelqu’un qui au long de sa vie aura écrit quelques bouquins. Le plus important, pour moi, aujourd’hui est de vivre dans l’action, d’encore assouvir quelques rêves d’aventures. Voyager en canoë dans le Nord, parcourir quelques longues errances ferroviaires, traverser l’Amérique du Nord dans un vieux break, de travailler avec des Rangers en Afrique, de retourner sur un théâtre d’opérations pour demander aux combattants pourquoi ils se battent puis d’écrire leurs histoires, de vivre au Canada dans une cabane, de naviguer sur les canaux d’Europe. Vite le temps presse, en route !
Quelles sont tes sources d’inspiration, tes modèles ? Les aventuriers, les écrivains, les penseurs t’inspirent au quotidien ?
Peu de modèles en tant que tels, mais plutôt des vies qui sont sources d’inspiration telle que celle de Gérard Chaliand pour sa connaissance du monde et ses engagements multiples auprès de rebelles ; Patrice Franceschi pour son existence à tiroirs, son amour de l’Afghanistan et ses réflexions affûtées sur l’esprit d’aventure ; Michel Vieuchange pour être une incarnation de l’Absolu ; Jean Militis pour ses barouds de soldats et m’avoir montré une voie, alors que j’étais très jeune, pour m’enrôler dans l’aventure ; Bob Denard le mercenaire, pour toute sa vie inspirée de camaraderie, d’aventures, de coups de folie, de coups durs, de coups d’Etats ; Sylvain Tesson pour sa plume, ses réflexions et son imagination pour créer autant d’aventures vivifiantes ; Rimbaud pour son génie auquel il tourna le dos pour devenir, entre autres, trafiquant d’armes en Erythrée et qui, après avoir écrit ce que je pense être certaines des poésies les plus envoûtantes, vécut une vie absolument romanesque ; Francis Hallé pour son amour des arbres et des forêts, pour son fabuleux radeau des cimes, sorte de Nautilus des hauteurs, et les innombrables rêves qu’il a suscité en moi ; et quelques autres encore comme Vollmann, Kerouac, Théroux,…
Quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui veut vivre avec cet esprit d’aventure aujourd’hui ?
De trainer le moins possible sur Internet afin d’éviter les influences. Ce média accaparant, en plus d’être chronophage, donne l’impression que tout a été fait, ou est en train de se faire ou est en projet pour quelqu’un, qui, à force de »partages » deviendra, très vite, des milliers de quidams. Ça a quelque chose de décourageant. Je lui dirais : « Lis plutôt, regarde des films intéressants, écoute de la bonne musique, mange de la savoureuse cuisine et laisse-toi embarquer par ce que tout cela t’inspire. Un rêve ? N’hésite pas, n’attends pas, réfléchis à comment le rendre possible, puis vas-y.»
L’aventure est parfois plus proche et plus simple à mettre en route qu’on ne le pense. Imaginons se décider un matin, faire son sac, emporter son passeport, rejoindre la gare la plus proche de notre domicile et choisir de rejoindre disons… Téhéran. L’aventure commence immédiatement avec toutes ses difficultés, ses bonheurs, ses contrastes.
Quels sont tes projets actuels ?
J’étudie beaucoup, je me forme et passe des certifications internationales de technicien d’urgence médicale pour les contextes dégradés. Je travaille depuis deux ans, avec obstination, détours, hauts et bas, dans le but de parvenir à accompagner des Rangers d’unités anti-braconnage en Afrique en tant que Medic. Je voudrais aider à former certains de ces courageux gardiens qui, pour des salaires de misère, équipés rudimentairement, risquent chaque jour leur vie pour défendre ce qui reste de faune sauvage dans les parcs africains. Je souhaite rejoindre certains d’entre-eux et leur enseigner les techniques de secourisme au combat et leur servir de Medic durant certaines de leurs opérations. En parallèle, je continue de travailler des photos et des textes pour un ouvrage que je rédige, au long cours, et qui traite de voyages en train. C’est un projet né lors d’une errance en train vers Varsovie. Plusieurs autres destinations se sont ajoutées pour constituer un ensemble de huit lieux choisis soit pour leur toponymie romanesque, ou pour leur influence dans mes souvenirs ou pour d’autres raisons plus floues. Ce sera un mélange de textes, de réflexions, de photos gravitant autour de 45.000 km passés sur les rails.
Je te remercie pour ta participation. J’espère pouvoir prochainement voir se concrétiser un de tes projets artistiques et repartir avec toi sur les routes du monde. Tu es un excellent partenaire de voyage.
Merci, sentiment partagé. J’aime ta perception du voyage et ta quête obstinée d’absolu. Je te souhaite bon voyage au Danemark et en Bosnie. Bravo pour ton blog.
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