Le pont sur la Drina, une chronique de Visegrad
« Ainsi les générations se succédaient près du pont, mais lui secouait, telle la poussière, toutes les traces laissées par les caprices et les besoins éphémères des hommes, demeurant en dépit de tout inaltéré et inaltérable. »
En partant en Bosnie en mai dernier, je voulais lire un roman d’un auteur bosniaque qui m’explique et me fasse (un peu) comprendre l’histoire de ce pays. C’est donc tout naturellement que je me suis tournée vers Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961, né en Bosnie, d’origine croate et serbe par ses engagements, et son roman Le Pont sur la Drina. Profitant de ce voyage et de cette lecture, j’ai visité la maison natale de l’auteur située à Travnik. Cette maison transformée en musée en 1974 reprend les textes et archives à la base de La Chronique de Travnik, des photos et le discours de l’auteur lors de la remise du prix Nobel, une collection des romans et recueils de nouvelles d’Ivo Andric publiés dans de nombreuses langues et la pièce où serait né l’écrivain exposant du mobilier traditionnel. Le musée est tout petit et de peu d’intérêt. Je ne suis pas une adepte des musées car je les trouve souvent poussiéreux et ennuyeux. Et celui-ci en fait partie. Le rez-de-chaussée est occupé par un bar-restaurant que je n’ai pas pu tester la maison étant envahie par un car d’élèves en voyage scolaire. La maison est très belle, traditionnelle et bien conservée. Ivo Andric n’y a cependant pas vécu très longtemps puisque, à la mort de son père, alors qu’il avait à peine 2 ans, sa mère ne pouvant le garder avec elle, l’a envoyé chez sa tante à Visegrad. Ivo Andric a donc passé beaucoup de temps au pied et sur ce pont qui enjambe la Drina et qui fait partie intégrante de la vie des Visegradois.
Le Pont sur la Drina, publié en 1945, retrace l’histoire complexe de cette région des Balkans et de ce pays en centrant son action autour de ce pont construit sur la Drina à Visegrad. L’auteur commence sa chronique un peu avant la construction du pont au XVIe siècle et la termine aux commencements de la Première Guerre Mondiale. La magie d’Andric est de réussir à captiver notre attention, à nous transmettre des éléments clés de l’Histoire bosniaque et européenne, à nous faire réfléchir sur la vie, la politique, la liberté même en nous racontant les destins d’habitants de cette ville qui s’est construite autour du pont immuable et inébranlable commandité par le vizir turc, Mehmed Pacha Sokolovic, enfant volé de la région, et resplendissant aujourd’hui encore. Il nous raconte le quotidien de personnes qui habitent au carrefour de l’Occident et de l’Orient, les légendes, les guerres, les horreurs et les joies, les haines et les amours de quatre siècles de générations. Visegrad, une ville multiculturelle, où se côtoient musulmans et serbes orthodoxes principalement, mais aussi catholiques suite à la domination autrichienne. Une petite bourgade sans prétention au cœur d’enjeux géostratégiques importants. Animée par la valse des armées successives. Cette chronique nous montre également avec subtilité le changement dans les mentalités, dans la façon d’aborder la vie, de l’accepter. Le confort, l’éducation, l’ouverture au monde ne permettent plus d’accepter son sort tel qu’il est, n’autorisent plus le fatalisme et, au final, ne permettent plus d’être en paix avec soi, sa vie et les autres.
Le premier chapitre du roman a été difficile. Je ne réussissais pas à lire une page sans m’endormir. C’est pour dire ! J’avais peur aussi de lire l’histoire d’un pont, simplement. Mais je me suis accrochée car un auteur qui avait reçu le prix Nobel ne pouvait pas être soporifique du début à la fin. Au final, je suis charmée par ce roman et il nous offre bien plus que l’histoire d’un « bête » pont. Ce pont n’est pas anodin. Il est le spectateur des nombreux conflits qui ont frappé cette région. Ivo Andric m’a permis de concevoir ô combien elle est fragile et marquée par la soif de pouvoir des grandes puissances. Il m’a permis de comprendre un peu mieux son histoire récente et cette guerre qui frappait les Balkans il n’y pas si longtemps de ça. Et le tout sans rentrer dans de grandes théories, de grandes explications ou des documents historiques ennuyeux. Il le fait en nous racontant la vie des gens. Et ça, je trouve que c’est du grand art. Ivo Andric ne semble pas prendre position. Il décrit les gens, il les fait vivre qu’ils soient musulmans ou serbes ou autres. Avec lui, on pénètre dans les coulisses des âmes, des cœurs et des enjeux. Il nous raconte la Grande Histoire par une multitude de petites histoires et nous la rend de ce fait plus réelle, plus palpable et plus compréhensible donc.
Suite à cette lecture, je me suis dit qu’un roman nous apprenait bien plus sur l’état du monde que les essais ou études historiques car il nous parle de la vie. L’écrivain, en choisissant de raconter les événements à travers le prisme de personnages quelconques, rend les événements historiques plus marquants et plus vrais. Le lecteur d’un roman vit davantage ce qu’il lit que le lecteur d’un essai politique ou historique car les mots sont davantage dans la sensation, l’émotion, le vécu. En tout cas, le roman d’Andric fait cet effet. Et ce sentiment a été confirmé par la rencontre que j’ai faite cette année à Saint-Malo lors du Festival des Etonnants Voyageurs. Jai en effet eu la chance de rencontrer Gérard Chaliand et d’échanger avec lui quelques mots autour de la vie et de l’esprit d’aventure. Il m’a demandé également ce que je faisais de ma vie, je lui ai répondu que je venais de rentrer d’un voyage en Bosnie et il m’a alors répondu que s’il ne fallait lire qu’un seul livre pour comprendre les Balkans, c’était Le Pont sur la Drina d’Ivo Andric. Sur ce, il m’a alors conseillé un autre livre qui apporte cette même compréhension du monde et des conflits : La marche de Radetzky de Joseph Roth.
Cette fois-ci, je n’ai pas eu le temps de me rendre à Visegrad mais je compte, lors de mon prochain voyage en Bosnie, découvrir cette ville, m’asseoir sur le pont et repenser à son histoire, à ce qu’il a vu défiler au fil des siècles. Songer à toutes ces vies qui se sont construites et défaites autour de lui. Prendre le temps de m’imprégner des lieux. Sans doute, percevrai-je la ville autrement que si je n’avais pas lu le roman, mais je vois là une richesse et bien mieux qu’un guide de voyage. Et vous, comment voyez-vous les villes que vous visitez après avoir lu un roman qui se passe justement à cet endroit-là ?
« Pendant les nuits d’été, les jeunes gens chantaient en bandes ou restaient assis seuls, à l’écart, étouffant leurs chagrins d’amour et cette aspiration vague et douloureuse au voyage, cette soif de contrées lointaines, de grands exploits et d’aventures insolites dont souffrent souvent les jeunes gens vivant dans un milieu étriqué. »
Le Pont sur la Drina, Ivo Andric, Le Livre de Poche, 1999 (Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech)
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