Les fermes-pilotes de la Salonga
Imaginez une forêt aussi grande que la Belgique. Une forêt tropicale primaire dense et humide habitée, entre autres animaux emblématiques et, pour certains, endémiques, par des bonobos, des éléphants de forêt, des léopards, des paons du Congo, des pangolins. Une forêt préservée car isolée et uniquement accessible par voie d’eau, une sorte de paradis des premiers temps où règne encore l’harmonie entre toutes les espèces vivantes, végétales et animales. Cette vaste forêt de 36.000 km2 n’est autre que le Parc National de la Salonga, situé en République démocratique du Congo, à cheval sur quatre provinces (Tshuapa, Kasai, Mai Ndombe et Sankuru), juste au sud de l’Équateur. Créé en 1970, cogéré par l’ICCN(Institut Congolais pour la Conservation de la Nature) et le WWF, il est la plus grande réserve de forêt tropicale pluviale d’Afrique et, malgré son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1984, il fait partie du club du patrimoine en péril depuis 1999. La pression démographique, un territoire et des populations isolés, le braconnage commercial (capture en série pour commercialisation dans des centres urbains comme Lodja, Mbandaka et Kinshasa), des enjeux pétroliers menacent ce lieu incroyable de biodiversité et deuxième poumon vert de la planète.
Agir sur plusieurs niveaux
Le Parc National de la Salonga est d’une importance capitale dans les enjeux climatiques et environnementaux actuels. Sa conservation est donc primordiale et doit être envisagée de manière globale. Il ne s’agit pas uniquement d’envoyer sur le terrain des éco-gardes pour patrouiller et réprimer le braconnage, qu’il soit le fait de simples gens partis en forêt pour nourrir leur famille ou celui de bandes plus organisées pour le trafic de viande de brousse, d’espèces sauvages, de peaux et/ou d’ivoire. Selon Alain Huart, Coordinateur Forêt et Agriculture au sein du WWF-RDC et grand spécialiste de la République démocratique du Congo, il faut « avoir une vision plus globale et plus systémique à propos de l’importance des communautés dans la protection du parc de la Salonga ». Il s’agit de sensibiliser les communautés et d’éduquer les générations futures, de les rendre fières de leur terroir, de les impliquer et de les responsabiliser dans leur rôle à jouer pour la préservation de ce patrimoine. Il est nécessaire de leur offrir des alternatives et des atouts (matériel végétal de qualité, renforcement des capacités, accès aux marchés) pour qu’ils puissent avoir des conditions de vie décentes qui leur permettent d’accepter les contraintes d’une telle responsabilité. La conservation se joue donc sur le terrain avec des patrouilles d’intervention, de répression et de sensibilisation mais aussi, et surtout, auprès des communautés. Et les gestionnaires du Parc de la Salonga l’ont bien compris en mettant en place différents projets tant sur le plan opérationnel avec les rangers et la formation complète qui leur est dispensée que sur le plan communautaire avec la mise en œuvre d’une stratégie de conservation communautaire à travers, notamment, la création de fermes-pilotes et de forêts communautaires.
La pression démographique
Si, au début du siècle, la pression sur la forêt était limitée et les règles de gestion communautaire des ressources étaient respectées, aujourd’hui, avec l’explosion démographique, l’augmentation des besoins en ressources naturelles devient une menace pour tout l’écosystème. La consommation de viande de brousse est une réalité dans la région. Elle fait partie des traditions et permet depuis toujours de nourrir sa famille puisqu’il n’y a pas ou peu d’élevage. On vit avec la nature et on prélève ce dont on a besoin pour soi et les siens. De plus, le commerce de cette viande de brousse et tout ce qui l’entoure (vente d’orphelins bonobos sur le marché noir, de peau de panthère ou d’écailles de pangolins) est une activité lucrative pour certains intermédiaires qui impliquent ces populations aux ressources limitées.
Toutefois, avec l’accroissement de la population, aujourd’hui, un tel modèle n’est plus soutenable pour l’environnement, tout comme, la tradition d’agriculture sur brûlis ou d’agriculture itinérante qui consiste à brûler des parcelles de forêt afin d’en faire des champs cultivables sur une période assez courte et où on y cultive essentiellement du manioc. Ce type d’agriculture est un des plus anciens systèmes agraires et est, actuellement, surtout répandu dans les zones tropicales humides. Lorsque la pression démographique augmente et que la surface des terres où la forêt se régénère ne suffit plus à compenser la surface des terres défrichées, celui-ci entraîne un phénomène de déforestation et détruit donc l’habitat de nombreuses espèces. Tout comme la chasse, ce type d’agriculture n’est plus durable dans le contexte démographique actuel et exerce une pression très forte sur l’environnement. Mais, demander aux communautés de renoncer à leurs traditions et à leurs habitudes pour la simple cause de la protection environnementale n’est pas une option envisageable. En associant les chefs de terre et de coutume et en les sensibilisant sur les services rendus par le parc et les menaces qui pèsent sur lui, il est essentiel d’informer les populations locales, ensuite de leur proposer des solutions de gestion ou des alternatives pérennes, sources de bien-être et de revenus, et de les former. Car les communautés ont un rôle essentiel à jouer mais elles doivent y trouver leur compte. La conservation doit profiter à leur développement et améliorer leur quotidien. Il n’y a qu’à ces conditions que l’on pourra envisager une collaboration entre le parc et les communautés.
Les fermes-pilotes
Le parc est la plus grande entreprise de la région et il doit donc aider au développement. C’est pourquoi, le consortium ICCN-WWF, associé à d’autres ONG dont OXFAM pour le corridor Sud et ISCO pour le Nord, a mis en place un plan de développement et de gestion des ressources naturelles avec en trame de fond la responsabilisation et le renforcement des capacités des communautés. Le programme des fermes-pilotes a été créé dans cette optique.
Une ferme-pilote est un centre de ressources géré par un ménage pour la communauté. Quelques fermiers volontaires ont été sélectionnés par les membres de la communauté, notamment en fonction de leur capacité à transmettre le savoir, pour devenir les modèles du développement d’une agriculture sédentaire et durable. L’idée est de rendre les populations autonomes au niveau de la production alimentaire, de permettre à tous les ménages d’accéder à une alimentation riche et variée et de consommer localement à moindre coût. Jusqu’à présent, le manioc constituait l’essentiel de la production de la région et le riz était importé depuis d’autres régions et acheminé par la rivière sur des baleinières, ce qui augmentait considérablement le prix des marchandises. L’importation de ces marchandises est une aberration lorsqu’elles peuvent être produites sur place. Au travers de ces fermes-pilotes, les animateurs du WWF souhaitent montrer et faire prendre conscience aux populations qu’elles n’ont plus besoin d’aller seulement chasser, de faire du brûlis ou d’importer leurs aliments. Les fermes sont organisées, segmentées et chaque agriculteur choisit, selon les besoins du marché, ses cultures (manioc, riz, palmiers, maraîchage, pisciculture…) qui seront gérées durablement avec rotation des plantations et engrais vert.
Le fermier-pilote gère la ferme et forme les autres fermiers intéressés par la création de leurs propres champs en les invitant à travailler avec lui. Les fermiers sont porteurs et responsables du projet car ils y voient une réelle amélioration de leurs conditions de vie et un net bénéfice même si le travail de défrichement et de mise en place des cultures est harassant et certains n’ont pas les moyens pour investir dans les semences ou le matériel. Les fermiers sont accompagnés tout au long de la création de leurs champs au niveau du suivi et du conseil. Lorsqu’ils sont confrontés à une difficulté, les organisations leur apportent des savoirs afin de pouvoir la surmonter plutôt que des ressources financières. Ils doivent s’investir complètement et trouver des solutions eux-mêmes grâce aux savoirs transmis. Ils deviennent ainsi les seuls responsables de leurs pertes et profits. « On ne vient pas pour rester mais pour partir. », confirme Serge-Alain Mbong Ekollo, responsable du Programme de Développement rural du Parc National de la Salonga. Les premières fermes ont donné naissance à de nouvelles fermes, les « répliquants », et un système de métayage a été mis en place. Les prochaines étapes sont le développement de champs semenciers afin d’être également autonomes à ce niveau-là, la création d’une coopérative paysanne pour la mise en commun d’outillages et de ressources et la construction d’infrastructures pour le commerce des récoltes (décortiqueuse à riz et routes). Le projet va plus loin puisqu’il invite à développer une nouvelle industrie (durable) pour faire évoluer l’économie de la région afin d’offrir une alternative plus intéressante financièrement au braconnage.
Récemment, l’ensemble des agriculteurs de la région de Dekese, située au sud du corridor sud du Parc National de la Salonga, a réuni ses productions et les a acheminées à Kinshasa grâce au Dekese Express, un bateau spécialement affrété pour l’occasion, afin de vendre les récoltes, un convoi de 120 tonnes, à un prix avantageux et d’acheter des matériaux et autres objets introuvables dans ces régions isolées au meilleur prix grâce à des achats groupés. L’expérience est une véritable réussite et permet ainsi de désintéresser la population locale du braconnage en redonnant de l’espoir et un dynamisme pour ces projets de développement de l’agriculture. Cette réussite s’accompagne d’une nouvelle demande afin de promouvoir l’élevage et ainsi trouver des alternatives aux protéines animales de la viande de brousse.
Les forêts communautaires
En plus de mettre en place des fermes sédentaires basées sur des principes de culture durable, le WWF travaille en collaboration avec les communautés au développement de forêts communautaires. Celles-ci, gérées par les communautés, doivent être valorisées et devraient leur servir à s’approvisionner en bois, en produits forestiers non-ligneux (chenilles, champignons, plants médicinales…) ou à chasser en fonction de leurs besoins, et selon un plan de gestion élaboré de manière participative, tout en constituant un rempart, une protection, dite zone tampon, pour le parc. À nouveau, l’implication des communautés dans la bonne gestion de ces forêts et le respect des espaces autorisés et non-autorisés sont essentiels.
Le cas de Monkoto
Le Parc National de la Salonga est divisé en deux blocs : le bloc Nord et le bloc Sud. Au milieu de ces deux blocs, un corridor habité, regroupant notamment les populations qui ont dû quitter l’intérieur du parc lors de sa création, dont la localité principale et chef-lieu du territoire est Monkoto. Pour accéder à Monkoto et les villages alentour, pas de routes carrossables mais la rivière Luilaka qui assure la seule liaison commerciale vers Mbandaka ou, de manière irrégulière, les airs via la MAF (Mission Aviation Fellowship) dont les avions sont affrétés par le parc. Le village et les habitants sont très isolés et coupés en quelque sorte du monde extérieur même si progressivement les ponts sont réparés par l’équipe de la Salonga et ses partenaires et les infrastructures se développent pour faciliter les trajets à moto. Dans ce corridor, il semble donc essentiel d’améliorer le bien-être des communautés et d’impliquer chacun dans la préservation du patrimoine. On y a donc développé dix projets de fermes-pilotes qui elles-mêmes ont donné naissance à une quarantaine de fermes, des jardins de case afin d’améliorer l’alimentation au quotidien pour les ménages les plus pauvres, des forêts communautaires. Un troupeau de vaches a également été fourni par le WWF afin de répondre aux besoins en protéines des populations et, ainsi, réduire l’impact du braconnage de subsistance.
Steve, un ranger en reconversion
Le développement de l’agriculture sédentaire est une réelle opportunité de développement et de sécurité pour les populations et de plus en plus de familles motivées par les résultats de leurs voisins se lancent dans cette activité. Certains se spécialisent dans la pisciculture d’autres dans la culture du riz de bas-fond d’autres encore dans celle du manioc (l’aliment le plus consommé dans la région) tout en gardant des parcelles pour le maraîchage. Ces familles sont conscientes de s’assurer ainsi un avenir. Dans cette optique, nous avons rencontré Steve, 56 ans, éco-garde du Parc National de la Salonga depuis plus de 25 ans. Il l’a arpenté de long en large, l’a exploré en profondeur, a été confronté à des braconniers parfois lourdement armés. Steve a consacré sa vie à la protection de la forêt et ses habitants et souhaite désormais transmettre son savoir. Cependant, comme il n’est pas certain de pouvoir bénéficier d’une pension suffisante lorsqu’il sera à la retraite, il investit dans la culture du riz de bas-fond. Il a acheté un terrain qu’il défriche à la main avec les membres de sa famille. Quand il n’est pas sur le terrain, il défriche et cultive du riz. Le travail n’est pas facile mais il sait que, de cette façon, lui et les siens ne manqueront de rien. Steve anticipe et investit pour l’avenir conscient des enjeux et des réalités. Ici, à Monkoto, il faut pouvoir se débrouiller et être autonome.
L’action de tous
La protection du Parc National de la Salonga, joyau naturel de l’humanité parmi les dernières forêts primaires du monde, est l’affaire de tous. Des rangers qui risquent leur vie sur le terrain et explorent les coins et recoins de la forêt. Des animateurs, responsables et scientifiques actifs également sur le terrain et auprès des populations pour les sensibiliser et transformer leurs coutumes non soutenables du fait de la pression démographique en solutions alternatives pérennes et pourvoyeuses de bien-être. Des dirigeants et responsables techniques, opérationnels et politiques. Des communautés adjacentes au parc fières de leur patrimoine. Mais aussi, de chacun d’entre nous.
Le Parc National de la Salonga est quasiment inconnu. À l’heure où tous les voyants environnementaux sont au rouge, chaque prise de conscience, chaque action, chaque geste compte. Il est donc indispensable de parler de cette réserve incroyable en biodiversité, de découvrir ses enjeux et de soutenir, chacun en fonction de ses capacités, les actions de toutes ces personnes engagées dans sa conservation. L’avenir de la planète dépend en partie de ce poumon vert de 36.000 km2 et de ceux qui le protègent, des solutions originales qui sont mises en place, avec les moyens de certains partenaires techniques et financiers. Ces actions entreprises autour du Parc national de la Salonga sont inspirantes et pourraient nous servir également de modèle de développement rural.
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Effectivement, leur idée est d’agir sur le micro. En permettant aux personnes de subvenir à leurs besoins sans devoir chasser ou brûler de nouvelles terres, en leur montrant la richesse en biodiversité que représente leur environnement et en les responsabilisant dans leur rôle à jouer pour la préserver car elle pourrait également leur apporter des avantages, on peut ainsi protéger un espace encore intact et si important.
En ce qui concerne les rizières, j’ai également été surprise. Mais la région est très humide et se prête bien à cette culture.