Lesotho, le royaume oublié
Certains auraient du mal à le situer sur une carte ou tout au plus l’imagineraient quelque part en Afrique. Désert, savane, brousse, forêt tropicale ? Humide, chaud ? Rien de tout ça, le Lesotho est un endroit unique, bien loin des stéréotypes que l’on pourrait avoir au sujet d’un pays d’Afrique et qui ne peut que surprendre.
Nous vous emmenons pour un road trip vertigineux sur la Roof of Africa, la plus haute route du continent, qui accumule les records volant de col en col à plus de 3 250 m, finalement pas si loin du sommet culminant du Lesotho, le mont Thabana Ntlenyana (3 482 m). Tailler la route sur le bitume aérien d’un pays entièrement situé au-dessus de 1 400 m est une aventure de chaque kilomètre où cavaliers, troupeaux de moutons, chèvres et vaches, ânes et énormes camions en provenance des mines de diamant se croisent au détour d’une route en épingle, à flanc de montagnes, sans garde-fou et parsemée d’éboulis. Une route comme vous n’en avez certainement jamais emprunté. Un voyage à couper le souffle !
Petit, mais grand pays
Le Lesotho est le genre de pays pour lequel il est difficile d’éviter le piège des superlatifs. Car même s’il est beaucoup moins vaste que son voisin, même s’il n’y a plus de fauves ou autres grands animaux espérés quand on voyage dans cette région du monde, le Royaume du ciel, comme il aime à se surnommer est un pays fascinant qui montre une manière de vivre encore différente. Traverser le Lesotho prouve une fois de plus que l’Afrique est un continent vaste et varié, aux traditions séculaires et aux paysages stupéfiants, mais aussi ouvert sur l’avenir.
Avec une superficie comparable à la Belgique, le pays est totalement enclavé dans un imposant voisin : l’Afrique du Sud. Quarante fois plus petit, il résiste pourtant encore à l’influence de ce géant. Pour s’y rendre, on traverse généralement une partie de l’Afrique du Sud. La comparaison est alors quasi inévitable. D’un côté une vie à l’américaine, de l’autre un modèle qui parait d’un autre temps, le temps d’avant ou d’après le pétrole, c’est une question de point de vue. Le pays est encerclé par une chaîne de montagnes, lui donnant un air de nid d’aigle imprenable ou d’un royaume enchanté loin de toute civilisation moderne. En fonction de la porte d’entrée choisie pour franchir la frontière, ce sentiment est plus ou moins amplifié.
Les routes, à parcourir en voiture ou à moto, sont parmi les plus extraordinaires que nous avons l’occasion d’emprunter dans notre vie. Sans exagération ! Ces cordons de bitume perchés à plus de 3 000 m pour certains avec des panoramas portant à plus de 60 km sont tout simplement époustouflants. Leur construction relève du chantier pharaonique, de l’exploit d’ingénierie permanent. Ces routes sont récentes et en bon état, mais leur situation – à flanc de montagnes ou en col – et les hivers rudes les malmènent, créant ainsi éboulis, nids de poule – voire d’autruche – défoncements et glissements. Et c’est là peut-être le principal danger d’un road trip au Lesotho, les vues sont envoûtantes, car c’est beau partout, tout le temps, en haut, en bas, à 360 degrés, et les pièges de la route sont imprévisibles et fréquents, à l’inverse de la circulation. On roule à gauche, volant à droite et ça aussi, il faut l’intégrer, surtout en situation urgente – freinage pour un ânon hagard après un virage par exemple – où les réflexes reprennent alors le dessus.
Les fleurs des champs sont quasi omniprésentes, renforçant l’image de royaume enchanté. Pourtant, comme partout ailleurs, les lois du yin et du yang, ou appelons-les comme on veut, régissent les lieux. Qu’on ne s’y trompe pas, le Lesotho est loin d’être un paradis pour tous. C’est un des pays les plus pauvres au monde ; le taux de personnes infectées par le HIV est catastrophique ; l’indice Gill qui mesure la fracture sociale entre les très riches – vivant pour la majorité dans la capitale, Maseru – et les très pauvres est un des plus importants. Mauvais élève également à l’indice de développement humain où il porte le dossard 161 sur 188 pays listés. Records sans gloire pour un peuple qui ne doit majoritairement sa survie qu’à son seul labeur harassant et toujours à refaire. Pourtant, le voyageur qui prend le temps de discuter avec les habitants du monde rural notera qu’une sorte de pauvreté digne existe encore chez eux, à l’inverse d’un misérabilisme non assumé que l’on rencontre de plus en plus souvent dans les pays les plus à la traîne en terme de développement économique. Les Basotho sont fiers de leur mode de vie, de leur connexion à la Terre, aux montagnes, aux animaux, fiers de leurs traditions, comme ces couvertures aux motifs divers, chaque modèle ayant son histoire, qui les couvrent été comme hiver. Toutefois, la vie est rude et il faut se débrouiller pour tout dans des régions montagneuses, isolées et peu habitées. Une mère peut faire 5 heures de cheval avec son bébé sur le dos pour aller à la vaccination et parcourir le chemin inverse dans la même journée. Maîtriser sa monture sur les escarpements tout en allaitant son enfant en restant en selle m’impressionne !
Ce peuple de montagnards est courageux et fait beaucoup avec peu au milieu d’une nature sublime, mais hostile où absolument tout se mérite âprement. Le moindre épi de maïs à faire pousser, le troupeau à faire paître, rejoindre l’école, le grain à aller faire moudre, la bière de gingembre à brasser, l’eau, oui tout se gagne au prix d’efforts physiques quotidiens dès que les premiers rayons dardent par-dessus les sommets. Et comme me le dira Dharsat, professeur de comptabilité pris en stop au milieu de nulle part, quand je le questionnerai au sujet du surnom de son pays – le Royaume des cieux – il me rétorquera : « Le Royaume oublié de tous, plutôt ! » . Arrivés au village de Masot, juste en sortant, il nous saluera par : « Vivre dans un beau pays, ça ne suffit pas ! »
Les Romains, ce sont les Chinois
Après 35 km de piste qui démarrent de Matatiele, dernière ville en Afrique du Sud avant la frontière, nous arrivons à Qacha’s Nek. Scénique, aérien, sublime, le long serpent pierreux est enchanteur. Cette ville frontalière assez animée n’est ni jolie, ni laide. Juchée sur un plateau, encerclée de montagnes, comme partout ici, ce qui frappe c’est le gouffre qui existe avec l’Afrique du Sud. Des sourires, des salutations, pas de paranoïa. Et même si dans un des trois supermarchés de la ville, tenu par des Libanais, un gardien, âgé d’à peine 18 ans, porte à l’épaule un fusil à pompe à crosse sciée tenu par un long lacet, l’atmosphère reste paisible. On se sent les bienvenus partout et en paix, quel changement.
À l’exception des grandes villes, nous apprenons que le concept de restaurant n’existe pas vraiment ici. Nous allons donc dîner au New Central Hotel à quelques pas de notre B & B. Pas de touristes, pas de blancs, nous voilà perdus au milieu de congressistes féminines qui proviennent de différentes villes du pays. On le découvrira, en général il n’y a pas de menu, c’est un buffet, le même partout à quelques variantes près : pap – sorte de porridge de maïs, flageolets froids sauce chili, steambread – pain collant de mie tiède, curry d’un vieux mouton nerveux, saucisses de bœuf sèches, crème vanille et pêches en boîte. Les quantités que ces femmes avalent sont gargantuesques. Mamamouta, l’une d’elles, me confie que « tant qu’il y a à manger, on mange ». Et là-dessus, elle emboîte le pas à ses collègues pour se resservir une autre assiette sur laquelle elle empile des tranches de steambread inondées de ragoût qu’elles emportent dans leur chambre pour « grignoter » devant la télé.
Quiconque a déjà voyagé en Afrique le sait, ce n’est donc un secret pour personne : les Chinois sont partout. Ils savent que c’est sur ce continent que va se jouer le siècle à venir et font tout pour être les gagnants de la partie. Le Lesotho n’échappe pas à la règle. Ludgren, originaire du Danemark, nous a rejoints à la table du petit déjeuner. Son collègue Shadrak, un local, ne tarde pas à arriver. Ils travaillent pour le projet Pisa financé par l’Europe, et leur job consiste à préparer les élections de juin 2017. Selon eux, il est indispensable de créer un esprit citoyen avec lequel le peuple souhaiterait prendre en main la gestion du pays en décidant de ce qui est bon pour lui. La discussion bat son plein, le Monde, l’Afrique, l’Afrique du Sud et bien sûr le Lesotho, tout y passe. J’ose ma métaphore concernant ce dernier que je compare au village d’Astérix entouré par l’armée de Rome. Ils m’expliquent alors, leurs 2 voix presque à l’unisson, que les Romains ce sont les Chinois et non pas comme je le pensais, l’Afrique du Sud. « Le Lesotho est devenu le premier exportateur textile aux USA, mais les ateliers sont chinois ce qui permet à ces derniers de contourner les mesures américaines destinées à contrer les importations massives de vêtements en provenance de Chine », m’explique Ludgren. Et ce mécanisme, en plus de vouloir prendre possession des ressources naturelles, devient commun au continent. La stratégie chinoise est une invasion économique, sous couvert parfois de l’aide au développement, afin de posséder les ressources du futur et faire de l’Afrique l’atelier de la Chine, et tout ça subsidié par l’argent des consommateurs occidentaux de produits de l’Empire du Milieu. Nos convives, intarissables à présent, développent pour m’expliquer les tenants et aboutissants de cette réflexion et pourquoi cette présence devient en plus un problème politique, « À cause de la corruption érigée en système notamment » répétera trois fois au moins Shadrak. « Pourvu que les Basothos en prennent conscience et décident de prendre leur destin en mains » conclus-je pour me libérer de cette discussion intéressante, mais qui me retarde dans ce que j’attends depuis des jours : tailler la route.
Le Far West américain, tout le monde connaît, mais le Far South africain ?
134 km de routes bitumées et déjà 3 heures que nous roulons. L’extase est constante. Cols, sommets, flancs de montagnes, vallées profondes, ruisseaux, un festival géographique. Est-il possible, quelque part dans le monde, de rouler une journée entière et à tout moment de pouvoir arrêter le véhicule, en sortir puis tourner sur soi-même à 360 degrés et que partout où l’on regarde ce soit beau, non plus que ça, beau à couper le souffle ? Eh bien oui, pendant les jours qu’aura duré cette traversée du pays par les routes, ce fut le cas. Du majestueux à n’en plus finir. Pas de lignes électriques hideuses, pas d’avions dans le ciel, pas de moches immeubles, juste la nature, partout, juste ces montagnes et ses habitants.
Nous sommes tout en bas du continent africain et pourtant ce sont des images de Texas, de Bolivie, des hauts plateaux chiliens et de Mongolie qui nous viennent à l’esprit. Partout ces hautes montagnes pelées rappellent que l’érosion est une vraie menace et un défi majeur pour la nation. Il n’y a presque plus un arbre et perdues au milieu de l’immensité surgissent, comme poussés hors de terre, les rondavels, l’habitat traditionnel des Basothos. Ronde, similaire dans la forme et la conception aux yourtes mongoles, ces maisons en pierres et toit de chaume s’intègrent parfaitement dans l’environnement. Clairsemant ces espaces qui semblent infinis, des troupeaux de moutons et d’une race de belles chèvres à longs poils sont gardés par des bergers parfois à cheval, souvent à pied. Coiffés du chapeau traditionnel, couverts par leur couverture de laine posée sur leurs épaules selon une technique de plis particulière et chaussés de bottes en caoutchouc, ces gardiens de troupeaux parcourent les pentes ardues des montagnes dans une solitude qui me paraît presque séduisante. Parler avec eux ôte toutefois tout romantisme, car si leur vie est noble dans sa simplicité, cette dernière est plus proche du dénuement, à un point où elle en devient même une épreuve pour la survie quotidienne.
Les montagnes s’enchaînent, j’esquive de justesse quelques éboulis sur la route. Un morceau de rocher de la taille de la voiture nous attend à la sortie d’un virage serré occupant une demi-route. La chance nous sourit. Puis d’autres montagnes, encore et encore. Des troupeaux, encore : des chevaux dans le thalweg en contrebas, un groupe d’ânes qui traversent et se dirigent au gré de leurs caprices, des moutons et des moutons, puis parfois un village, des enfants qui rentrent de l’école. Des gens souriants, gentils, toujours prêts pour une discussion autour d’une orange que nous partageons.
Nous arrivons à Semonkong, qui signifie l’endroit des fumées et qui le doit au nuage de vapeur dégagé par l’eau de la Chute de Maletsunyane – une des plus hautes d’Afrique – qui dévale avec élégance ses 192 m. 6000 âmes vivent ici, il y a des écoles, une église et un aérodrome en désuétude. Bordée par la route « en dur », pas un mètre d’asphalte ne couvre l’intérieur de la petite ville, que de la terre battue et des cailloux. Mais pour qui ont été construites ces routes ? La plupart des Lésothiens n’ont pas de voiture. Questionnement stérile bien sûr, mais juste là pour illustrer la solitude qu’on peut ressentir sur la route. Sans ces routes, toutes ces petites villes et les milliers de villages perchés seraient totalement coupés du monde et privés de ravitaillements. Mais malgré ce réseau bitumé, les villages isolés ne restent accessibles qu’à cheval, à pied ou avec un hélicoptère.
Le Royaume des Cieux
Loger dans un lodge est une belle expérience, loger dans le plus beau lodge du Lesotho en est une inoubliable. Pas besoin d’être riche pour passer quelques nuits au Semonkong Lodge qui a réussi le pari d’associer confort et raffinement à l’habitat traditionnel local. Les rondavels sont belles, chics, confortables et intégrées à l’environnement. La cuisine et le vin, qui se dégustent dans un très beau chalet de pierre au coin d’un feu ouvert, sont à la hauteur du décor. Tout semble fait pour que le séjour soit une pause dans nos existences frénétiques. Les villageois font partie du projet et c’est plus d’une centaine d’entre eux qui travaille autour des activités du lodge. Poétique et bucolique, cette halte est une occasion unique de vivre un moment suspendu au milieu de ces montagnes, de ce peuple. Les papillons colorés, le vent, juste le bruit des sabots et des rires des enfants, voir des chevaux en liberté, dont un qui vient vous saluer alors que vous buvez votre café sur la terrasse, oui ce genre de lieu est bon pour l’âme et apaise l’esprit agité. Le ciel épargné par la pollution lumineuse de nos latitudes nous offrira la Voie lactée dans son entièreté, des étoiles à l’infini, une voûte brillante composée d’une infinité de points scintillants, de fines brumes et d’innombrables promesses de rêveries. Couplé à un silence vrai, pur, ouateux, presque envoûtant, un silence qui absorberait la moindre tentative de bruit, ces nuits sont les plus pures qu’il soit possible de vivre. Un verre de vin à la main, le nez dans les étoiles depuis le royaume des Cieux, rêvant à ces lointains, les amoureux que nous sommes avons vécu là un instant d’extase gravé à vie.
Nous reprenons la route, empruntons une piste. Les kilomètres défilent, les bourgades aussi : Thaba Tseka, Katse, Pitseng, Hlotse. Partout, nous voyons les nouvelles écoles, quelques panneaux solaires, les latrines en tôles et système de ventilation construites par le gouvernement dans (presque) tous les villages du pays. La propreté des villages traversés et les replantations de résineux attirent mon attention et apaisent un peu mes inquiétudes sur ce lieu qui semble trop beau que pour perdurer. Oui le Lesotho a ses difficultés, beaucoup même, mais on sent que les Basothos ont conscience que la beauté de leur nature sera une de leur force dans un monde où les beaux espaces ne cessent de rétrécir au profit du développement.
Nous roulons et roulons encore. Ça vire presque à l’ivresse, à la transe. Virage à gauche, à droite, côtes, épingles, descentes, cols, le vertige nous guette et pourtant il faut rester concentré. Les carcasses de véhicules gisant en contrebas indiquent clairement que l’erreur n’est pas permise. Une nouvelle montée s’amorce, nous franchissons les cols Moteng Pass et Mahlasela Pass, autant de portes vers les cieux. On sort un instant de la voiture pour admirer un panorama impossible à décrire, on se dit qu’après ça on a tout vu, qu’on peut s’y remettre. La route perd alors un peu en altitude, puis un nouveau lacet et elle traverse alors un nuage, oui un vrai nuage, pas une vulgaire brume ou brouillard de plaine. Nous roulons dans le ciel, nous y sommes dans le Royaume des Cieux, terminus de la Roof of Africa et savons qu’à cet instant nous vivons un moment de grâce dans la vie d’un coureur de routes, un de ces highlights de voyageur dont on se souvient toujours.
Mais même lorsqu’on roule depuis plus de 10 jours dans un pays où tout semble stupéfiant, qu’on a roulé dans les nuages, que l’on se dit que plus rien ne pourra nous étonner encore, on se trompe. Car s’il y a bien un autre lieu hallucinant au Lesotho, c’est Afriski !
Située non loin d’Oxbow, un village cité dans les guides qui ne semble pas exister sur le terrain, presque en bout de la Roof of Africa, il y a là une des deux stations de ski du continent africain et l’unique au Lesotho. Dans les années 80, un Autrichien et une poignée d’allumés ont débarqué là avec des voitures, des cordes, un tracteur, des skis et des remorques entières de bières. Entre 2 folles journées de ski sur des pistes improvisées, ils logeaient dans des caravanes. D’année en année, ils y retournèrent et équipèrent toujours plus l’endroit. La station a depuis changé de propriétaire et a continué de grossir. Devenue une vraie station de ski à l’européenne, on est loin de l’esprit à l’arrache de départ. Tout y est : remontée mécanique, snowpark, chalets et restaurant d’altitude, patinoire, canons à neige, installations pour VTT l’été et même, en pleine construction lors de notre passage, un de ces parcours d’obstacles à la mode dans l’esprit Tough Mudder. Max, un jeune champion de snowboard autrichien, a été engagé pour dessiner un snowpark, en superviser la construction et l’animer cet hiver. Son job n’est pas facile confie-t-il « il faut qu’on fasse comme si on était en France, ou en Autriche, que ça fasse gros événement international style Red Bull, sauf qu’on reste en Afrique, qu’il y a 2 pistes, pas toujours très enneigées et qu’on est au milieu de nulle part ».
Fin de la route
Nous souhaitons rejoindre Mokhotlong, parce que cet endroit est décrit comme le « bout de la route » et que cette idée nous plaît : aller au bout de la route, là où elle s’arrête, là où l’asphalte redevient de la terre, où la civilisation rend ses droits à la nature. Arrivés sous la pluie, Mokhotlong ne nous aura ni surpris, ni déçus. Petite ville, ou gros village plutôt, son intérêt principal est peut-être cette route qui s’y arrête, mais surtout qui permet d’en partir. Au bar rénové d’un hôtel un peu miteux, après être passé au célèbre buffet, j’écoute Jobo qui officie derrière le comptoir. Il n’y a pas de clients, comme souvent, et il s’ennuie. « Je suis né, j’ai grandi, été à l’école et à présent je travaille ici, mais il faut bien dire qu’il y a peu de possibilités d’évoluer ». Il me demande des conseils pour trouver un autre emploi. Loin d’être un spécialiste, je lui demande plutôt à quoi il aspire, à quoi il rêve : « Travailler à Afriski, ça ressemble tellement à chez vous et ça a l’air génial ! » Je soupire et me dis que finalement on a tous une vision biaisée de comment vivent nos voisins. La fin de la route ne l’est pas complètement pour nous et il nous faut repartir et c’est sans trop de regrets que nous quittons Mokhotlong.
La frontière se rapproche. J’ai mal au ventre, serait-ce un de ces buffets tièdes et épicés ou l’idée de quitter le Lesotho trop tôt ? En dehors des villes, on ne trouve pas de pharmacies, juste des Chemist qui officient dans des cases en tôles ou en briques en fonction de la taille du village. Personnage hybride à la fois docteur, pharmacien, sorcier et chamane, il concocte des remèdes à base de poudres diverses, de plantes, de pattes de babouins, de grenouilles ou de becs d’oiseaux. N’y ayant pas trouvé mon bonheur, j’entre finalement avec soulagement dans la capitale, Maseru. Les pharmacies et ses 2 centres commerciaux sont ses principaux points d’intérêt. Ça sent déjà l’Afrique du Sud, ça sent la fin. Les fiers cavaliers des montagnes, leurs maisons rondes, les troupeaux, les cimes s’estompent déjà dans mon esprit. Comme un voyage dans le temps qui n’aurait été qu’une illusion trop brève, comme une aventure imaginaire dans un monde onirique.
« Khotso, Pula, Nala »
Dans les montagnes du Lesotho, on surprend souvent des rires, on croise des hommes heureux. Certains passent, solitaires, à cheval, suivis par leur chien ou un âne bâté. D’autres, précédés par leur troupeau de quelques têtes de vaches ou de moutons, ou les deux. On les cherche du regard au milieu d’immenses espaces cernés par d’imposantes montagnes. Protégés du soleil hargneux d’altitude par l’ombre offerte par un cumulus géant d’une blancheur absolue, on les voit se déplacer à allure lente, mais décidée. Rafraîchis par la brise, ménageant leur monture, ils s’arrêtent à chaque fois qu’ils croisent quelqu’un pour échanger quelques paroles. Une silhouette d’un de ces hommes fiers se déplace sur une crête, derrière lui d’autres sommets pointent, au-dessus, plus très haut dans le ciel, des nuages cotonneux et on ne peut alors que penser qu’il est un des leurs, un du Royaume des Cieux, un Basotho des montagnes.
Il y a quelque chose de rafraîchissant et enchanteur avec le peuple Basotho, car leur culture est l’une des plus amicales et ouvertes. Ils vivent et se déplacent à un rythme pour lequel on sent que nous, humains et bipèdes, sommes faits. Il est d’usage et poli de saluer chaque personne que l’on croise, on s’adresse un doumela sur le bord du sentier, de la route, la devanture de l’église. C’est difficile, si pas impossible, de décrire comment on se sent humain au milieu de l’immensité des montagnes où la vue d’une autre personne, un cavalier, un marcheur, devient une chance pour échanger, pour partager. On ne peut que louer cet étranger, qui l’espace d’un instant, devient notre lien unique à la communauté humaine née dans les plaines, pas très loin, il y a plus de 200 millénaires. Et que dire de ce peuple courageux qui, lever de soleil après lever de soleil, ne peut compter que sur lui-même, son entraide, sa force de caractère, sa connaissance de la nature, ses chevaux pour survivre dans cet immense Royaume des Cieux.
Vivre ce recul extrême laisse rentrer le voyageur à la maison régénéré et en paix alors que germent en lui certains questionnements à propos de la simplicité, de la possession, de notre rapport à l’autre, à la nature. Finalement côtoyer le peuple Basotho et expérimenter son mode de vie, ne serait-ce que brièvement, renvoie à la conception même de l’existence et transcende l’expérience bien au-delà de la simple visite. Et même si les Lésothiens se sentent oubliés du vaste monde, il est clair que le voyageur de passage ne pourra, lui, jamais oublier qu’un jour il a frôlé les étoiles en arpentant les montagnes du Royaume des Cieux.
« Khotso, Pula, Nala » (Paix, Pluie, Prospérité), c’est avec ces mots, là-bas, qu’on salue le cavalier ou le voyageur qui prend congé pour poursuivre sa route…
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Texte : Joël Schuermans / Photographies : Laurence Vanderhaeghen
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Afriski semble être un endroit complètement fou et hors du temps. Je me demande qu’elle peut bien y être l’atmosphère en hiver !
Merci beaucoup Tiphanya… Oui, Afriski est un endroit comme coupé du monde… Nous aimerions également y aller en hiver… Mais je me demande si la route serait accessible car c’est isolé et c’est haut. Sûrement car c’est la route également vers la mine de diamants.