Immersion dans la vie de Tsiganes avec Jan Yoors
Suite à la lecture d’Ederlezi de Velibor Čolić, qui nous emmenait à la découverte d’un orchestre tsigane des Balkans tout au long du 20e siècle, j’ai cherché dans ma bibliothèque un livre qui me permettrait de poursuivre et d’approfondir ma découverte du monde et de la culture tsigane histoire d’avoir une vision moins idéalisée de la vie des gens du voyage. Je suis tombée alors sur Tsiganes de Jan Yoors (encore un livre acheté lors d’un précédent Festival des Etonnants Voyageurs à Saint-Malo).
Une préface encourageante
Je sors le livre de la bibliothèque, l’ouvre et commence à lire la préface de Jacques Meunier :
Le livre que vous allez lire est contagieux. Un mystère fait qu’il s’adresse à chacun de nous, intimement. Il rejoint nuitamment nos rêves censurés de fugue et de fuite. Par contraste, il met au jour notre condition d’aujourd’hui : assignés à résidence, punis. Nous sommes tous des nomades contrariés.
Bien sûr, Tsiganes, authentique histoire de vie, a d’autres charmes encore. Comme les grands livres d’aventures de notre enfance, c’est un récit d’apprentissage. Par bien des côtés, il s’apparente au très chamanique roman de Selma Lagerlöf, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson. Même magnétisme de l’Ailleurs, même Wanderlust, même sentiment d’hypnose.
Ailleurs, aventures de notre enfance, nomades contrariés. Ces mots de Jacques Meunier m’inspirent. Je me réjouis de poursuivre ma lecture.
Jan Yoors, tsigane ?
Jan Yoors n’est pas tsigane. Jan Yoors est d’origine belge. Et pourtant, il a vécu une dizaine d’années sur les routes d’Europe avec les Rom Lovara. Tout a commencé alors qu’il avait à peine 12 ans et qu’il était tombé sur un camp rom par hasard à Anvers. Il s’était caché pour observer le camp puis, des enfants du camp l’ont vu et l’ont invité à venir jouer avec eux. Jan passera toute la journée à jouers avec les enfants, puis il prendra le repas, puis il y passera la nuit. Pour ne plus les quitter finalement pendant six mois. Il partit sur un coup de tête, ou un coup de cœur, sans prévenir ses parents et sans connaître le monde dans lequel il entrait. Tsiganes est le récit sa vie auprès de cette tribu de Rom Lovara, dans la famille de Pulika, son père d’adoption. Pulika, un homme bon et sage, un homme important dans le clan et pas dépourvu d’humour. Celui-ci s’amusait à répandre la rumeur que Jan, aux cheveux blonds, était le fruit de ses amours avec une dame de la haute société polonaise afin de justifier son étrange présence au sein de la Kumpania auprès des gadje.
Un jour, pendant que je m’occupais des chevaux, Pulika me demanda à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce qui est plus grand, le chêne ou le pissenlit ? » Il aimait à poser ce genre de question. Pressentant un piège, je cherchai à gagner du temps ; mais il me pressa de répondre. Je dis d’un air fin « le pissenlit », tout en sachant que c’était idiot. Pulika hocha la tête. La réponse qu’il attendait était « celui qui donne le meilleur de lui-même ». Un pissenlit arrivé à maturité est plus grand qu’un chêne rabougri. La question de taille ou d’utilité n’entre pas en ligne de compte. Ce qui importe, c’est de se réaliser pleinement en restant fidèle à sa nature.
Jan Yoors effectuera d’abord des allées-venues entre sa famille en Flandres et sa famille Rom. Ses parents comprenaient son besoin et l’excusaient auprès de l’école. Par après, il restera dans la kumpania jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale, pendant laquelle il sera agent de liaison entre les forces armées et les tribus gitanes.
Tsiganes. Sur la route avec les Rom Lovara
Ce livre est un cri d’amour pour manifester contre l’oubli dont est victime cette race d’étrangers qui a vécu parmi nous depuis des siècles tout en sachant se préserver.
Les Tsiganes, qui paraissent complètement indifférents au progrès, vivent éternellement dans l’instant, comme s’ils ne reconnaissaient que le lent pouls des l’éternité et se contentaient de vivre en marge de l’histoire. Ils sont sans cesse en mouvement, comme les branches ou le cours de l’eau.
Tsiganes, en plus d’être un magnifique récit d’initiation et d’aventures, est une véritable étude sur la culture et le monde tsigane, un récit ethnologique. Les tsiganes se méfient beaucoup des gadje. Ils ne se livrent pas facilement. Ils mettent souvent un écran entre eux et l’extérieur. Il est donc pratiquement impossible pour une personne extérieure à leur communauté d’apprendre leur culture, leurs coutumes et leur conception de la vie car ce peuple, insondable et mystérieux, s’amuse à brouiller les pistes et confond ceux qui s’intéressent à eux.
Jan Yoors, lui, a été adopté par la communauté qui lui a révélé tous ses secrets (ou presque). Ses premiers mois auprès des Rom étaient faits d’observation, d’apprentissage de la langue et des codes, de jeux avec les enfants. Ensuite, il a commencé à participer à la vie de la communauté, à assister aux transactions lors de la vente des chevaux et à avoir des missions. Pulika avait même arrangé un mariage pour lui.
Tsiganes est le récit d’un adolescent qui a grandi au sein d’une famille Rom, qui a partagé les repas, les édredons, les misères comme les joies. Le regard qu’il porte sur les Rom est émerveillé, tendre et bienveillant. Jan livre dans ce récit leur vision de la vie, les événements importants dans la vie d’un Rom, leurs défauts et leurs qualités, leurs traditions, leurs croyances. Il évoque la vie telle qu’elle est avec eux, ni idéalisée ni assombrie. Juste comme elle est.
Découverte du monde tsigane
Jan Yoors a vécu avec les Rom Lovara et a côtoyé les Tshurara et Kalderasha. Ce récit est donc essentiellement consacré aux Rom Lovara dont le mode de vie, le métier, les codes et les origines diffèrent déjà avec les autres Roms et, certainement, de ceux des Gitans, des Manouches et autres populations tsiganes. Les Rom Lovara sont des vendeurs de chevaux, ils se déplacent en roulotte, ont un sens de l’honneur élevé, ils accordent de l’importance à leur hygiène, ils ne fêtent pas la Saint-George, ils ne sont pas musiciens.
Jan Yoors nous montre un peuple faisant partie intégrante de la nature puisqu’il vit au contact direct des éléments, un peuple de tradition orale où la réalité se mêle à la légende, un peuple où la cohésion sociale et familiale, la solidarité et le respect des « lois » tacites sont des éléments indispensables à la survie, un peuple qui possède peu de biens matériels mais où les pièces d’or sortent comme par magie des ourlets, un peuple où la diète hivernale s’oppose à l’abondance des banquets de célébrations, où les notions de pur et impur sont essentielles, où la notion de propriété n’existe pas. Il nous révèle aussi les secrets des liseuses de bonne aventure. Et il nous explique comment les Rom gèrent le deuil ou leur intimité.
La vie nomade, un choix ?
Les roms ne justifient pas leur nomadisme, ils ne le questionnent pas non plus. Il n’y a pas de principe philosophique ou idéologique lié à leur perpétuelle errance. Ils bougent par nécessité. Pour faire connaissance avec d’autres parents et organiser les mariages. Aller d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, pour survivre et pour vivre. La joie du mouvement, de remettre le camp en route. Parce que c’est comme ça.
La Kris
Les tribus tsiganes sont liées à une sorte de code tacite qui dit, par exemple, que, lorsqu’un membre de la communauté a la gale, il doit s’éloigner du groupe jusqu’à ce qu’il soit guéri afin de ne pas contaminer les autres. Chaque année, ils se réunissent lors d’une assemblée, appelée la Kris, une sorte de tribunal, qui traite les affaires importantes ayant compromis l’intégrité et l’honneur des tsiganes ou le non-respect du code tacite. Cette assemblée est censée assurée la « loi », punir ceux qui ne l’ont pas respectée ou régler des conflits.
Le rapport homme/femme
Les hommes et les femmes ne se mélangent pas. Cette dissociation est très importante. Ils ne mangent pas ensemble, ils ne marchent pas ensemble. De plus, tout ce qui est situé en-dessous de la ceinture de la femme est marhime (c’est-à-dire impur). Ce qui est donc frôlé ou touché par les jupes de la femme est considéré comme souillé. Voici un exemple poussé à son paroxisme lors de la Kris :
La bavo ou plainte suivante fut formulée par un certain Punka la Anako. Il fit état d’une souillure rituelle (marhime). Pour les Rom, il n’est pas de délit plus grave. (…) Punka la Anako accusait une des bora de Nonoka d’avoir volontairement souillé un de ses chevaux. Il y eut des mouvements divers dans l’auditoire car, à première vue, l’accusation était grave.
Nonoka se leva. (…) Les faits étaient les suivants : Nonoka avait arrêté sa kumpania tout près de l’endroit où campait Punka. Nonoka et ses fils lui avaient rendu visite, mais ne s’étaient pas attardés, et Punka – un homme très ombrageux – avait considéré cela comme une insulte. Une des belles-filles de Nonoka, accompagnée de quelques enfants, avait traversé la route pour aller dire bonjour à une de ses cousines qui avait épousé un jeune homme de l’autre kumpania. Par inadvertance, elle avait marché sur une chaîne à demi cachée dans l’herbe. Le vieux Punka lui avait crié des injures. Ignorant ce qui provoquait sa colère, elle avait regagné en hâte sa roulotte. Ce faisant, elle avait marché une seconde fois sur la chaîne. Au bout de celle-ci était attaché un des chevaux de Punka. Théoriquement, ce cheval était souillé « par extension ».
Imaginaire vs Réalité
J’ai tendance parfois à idéaliser la vie des gens du voyage en raison de ce qu’ils représentent : le mouvement perpétuel et la liberté. Toutefois, grâce au récit de Jan Yoors, j’ai pu me faire une image un peu plus juste de leur vie et de leur fonctionnement.
Dans la réalité, les conditions de vie sont rudes pour les tsiganes. Partout rejetés, ils doivent faire face à la mesquinerie créée par la peur et aux gendarmes. Mais ça, on le savait déjà. Leur société est très codifiée et ne laisse, finalement, que très peu de liberté à l’individu. Et puis, une découverte, la vie des femmes n’est pas aussi libre que celle des hommes. Elles s’occupent du feu, des repas, des enfants, du ménage et de lire la bonne aventure. Elles restent en retrait des hommes et mangent après tout le monde. Elles ne peuvent pas choisir leur mari et se plient à la volonté du père de famille.
Un récit à lire
Jan Yoors a le sens du récit et de la narration. Le récit est vivant, intime, cocasse et humain. L’écriture est joyeuse, détaillée et légère. Je ne peux que vous le recommander si, quand vous voyez des gitans, vous vous posez tout un tas de questions quant à la manière dont ils vivent et vous imaginez partir avec eux sur les routes. En gardant toutefois à l’esprit que les Tsiganes vivent dans le présent. C’est une culture mouvante, qui se renouvelle et s’adapte. Les Rom que l’auteur a côtoyés ne sont plus : ils ont changé tout comme le monde a changé. Un récit unique, ethnologique et historique.
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Tsiganes. Sur la route avec les Rom Lovara, Jan Yoors, Phébus, 1990. Préface de Jacques Meunier
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j’adore ce bouquin, le lis et le relis sans me lasser……je l’offre en cadeaux souvent…merci PULIKA
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