Višegrad, hier et aujourd’hui
Lors de notre premier road trip en Bosnie-Herzégovine, j’avais emporté dans mes bagages un roman essentiel pour la compréhension de cette région et dont l’action se déroule sur plusieurs siècles au même endroit : Le Pont sur la Drina d’Ivo Andrić. Le « Pont sur la Drina » c’est le pont Mehmed Paša Sokolović à Višegrad. Comme le met parfaitement en évidence Andrić dans son roman, celui-ci est le témoin des siècles, des petites histoires comme de la Grande qui a profondément marqué et tourmenté ce pays. Il est avant tout un personnage majestueux, élégant, immuable. En lisant cette grande fresque historique, j’ai commencé à comprendre les conflits et les tensions et puis, j’ai eu envie d’aller marcher sur ce pont, de m’y asseoir, de regarder les gens vaqués à leurs occupations, d’observer la vie et d’imaginer le passé. Je n’avais pas eu l’occasion d’y aller en 2014. J’ai profité de notre long séjour à Sarajevo pour me rendre à Višegrad, comme un pèlerinage vers un lieu chargé d’émotions et rendu célèbre par un grand écrivain. Et je ne m’attendais pas du tout à ce que cette rencontre a suscité en moi. Regards sur Višegrad d’aujourd’hui à hier.
Višegrad aujourd’hui
Il y a la ville telle qu’on l’imaginait, telle qu’on se l’était représentée au travers d’un roman publié en 1945. Il y a le pont rêvé et maintes fois vu en photo. Et puis, il y a la ville telle qu’elle est maintenant, le pont tel qu’il nous apparaît au loin après presque deux heures de route. Une route sinueuse qui traverse de magnifiques paysages et longe en partie la Drina et ses eaux turquoise. Cette rivière indomptable et sauvage est elle aussi un personnage à part entière dans le roman d’Andrić car elle forge l’Histoire et le caractère des habitants. Elle est en quelque sorte le miroir des événements. Dès que je la vois, un grand sourire s’installe sur mon visage et je pars dans de longues rêveries. Mais la route me rappelle à l’ordre. Je dois rester concentrée car, même si le trajet est agréable, conduire sur cette route est assez éprouvant. En effet, comme vous le savez, la Bosnie-Herzégovine est un pays fait de montagnes, de forêts et de rivières qui coulent dans les vallées encaissées. La route suit les méandres des rivières, grimpe les montagnes et, quelque fois, les traverse. Et donc, le trajet est parsemé de nombreux tunnels, plus ou moins longs, non éclairés dans lesquels on entre totalement aveuglé en priant de ne pas croiser un camion ni même une voiture.
Enfin, nous arrivons à Višegrad. Sacha dort dans la voiture. La ville est là, de l’autre côté de la Drina. Nous empruntons le nouveau pont qui enjambe la rivière. De l’autre côté, je cherche à me rapprocher du célèbre monument. Je roule lentement (comme tous les touristes) et j’ouvre grands les yeux pour essayer de reconnaître les lieux décrits par Andrić. Mais le temps a passé et le pays a connu deux guerres depuis. Je ne reconnais pas. Je ne retrouve pas les sensations dépeintes. Je n’ai pas de point de repère mis à part le pont. Nous nous garons sur le parking juste en face de l’Office du Tourisme et de l’hôtel Andrićev Konak. Cet hôtel, au passé très sombre, est situé juste au bord de la Drina et la terrasse de son restaurant offre une vue unique sur le pont. Malheureusement, le pont est en travaux. De hautes barrières en empêchent l’accès et gâchent en partie la vue. Mais point de badauds sur le pont ! La ville moderne me semble moins vivante, moins animée que celle décrite par Andrić. Il y règne une atmosphère étrange et déprimante, un certain silence, une certaine langueur, comme si le temps s’étirait lentement. Višegrad est pourtant une ville touristique. D’ailleurs, quelques échoppes vendent les habituels objets souvenirs chers aux touristes. Mais le tourisme s’y fait en douceur. On y vient surtout pour admirer le pont, flâner le long de la Drina et, désormais, visiter cet endroit étrange qu’est Andrićgrad.
Découvrir Višegrad
À Višegrad, on y va avant tout pour son pont Mehmed Paša Sokolović classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il est vrai qu’il en impose ce pont ottoman construit à la fin du 16e s par l’architecte Mimar Koca Sinan. En travaux de réfection lors de notre visite, nous ne pouvions a priori l’admirer que de loin. Nous nous sommes donc installés à la terrasse du restaurant de l’hôtel Andrićev Konak et, tout en buvant une eau pétillante glacée, j’ai songé à toutes ces vies dont il a été le témoin. Au bord de la Drina, en bas de l’hôtel, quelques petites embarcations attendent les touristes pour un tour d’une demi-heure (10 KM/pers.). Sachant que le tour en bateau relève de la même catégorie que la visite en petit train ou en bus à 2 étages pour Sacha et qu’il est toujours intéressant de changer de perspective, nous avons embarqué dans un de ces bateaux. Nous avons ainsi pu passer sous les arches du pont et le voir sous différents angles. Là est le seul et unique intérêt de la visite (non commentée d’ailleurs) qui passe également sous le nouveau pont et devant de nouveaux bâtiments au style ancien
Revenus sur la terre ferme, nous décidons d’aller y faire un tour. Mon guide ne mentionne pas du tout cet endroit. Je lis sur le plan qu’il s’agit d’Andrićgrad. Pensée et financée en grande partie par le réalisateur Emir Kusturica en l’honneur de l’écrivain Ivo Andrić et afin d’offrir un décor réaliste à l’adaptation au cinéma de son roman Le Pont sur la Drina, elle est sortie de terre en moins d’un an. Une ville, peut-être. J’ai davantage eu l’impression d’être dans une sorte de parc d’attractions où tout est faux et tourné finalement vers la consommation. On y trouve restaurants, bars, glacier, cinéma, boutiques et hôtels et les prix m’ont semblé plus élevés qu’ailleurs. De plus, j’ai été surprise, dans cette ville censée reconstituer le décor du roman, par l’absence de mosquée alors que le récit d’Andrić s’articule essentiellement autour des relations entre les communautés serbes et musulmanes. Y aurait-il donc au travers de ce projet un peu mégalo de Kusturica une certaine revendication nationaliste déplacée ?
Nous quittons cet endroit qui me met assez mal à l’aise et nous rendons à l’ancienne école du village, celle où le célèbre auteur a appris à lire et écrire. Nous profitons de la présence d’un groupe de touristes pour y entrer et nous asseoir sur les bancs de la salle de classe reconstituée. Nous avons regardé les photos au mur retraçant la vie de l’auteur qui fait la fierté de la ville en essayant de remettre dans le contexte malgré la barrière de la langue. Je ne sais pas si ce mémorial est ouvert aux visites individuelles car, dès que nous sommes sortis, le gardien a fermé la porte derrière nous et est parti. Aucun horaire n’était affiché à l’entrée.
Nous sortons donc et retournons vers le pont que nous foulerons malgré tout en passant au travers des barrières. Le temps d’une photo, d’une respiration, d’un éblouissement et nous devons quitter les lieux, chassés par un gardien peu amène. Un dernier tour devant le monument Ivo Andrić, le partage d’un petit pain à la saucisse avec les chiens errants et nous quittons cette ville qui me laisse un sentiment de malaise, une gêne et pleine d’interrogations.
Un autre regard sur Višegrad
Pour poursuivre cette visite et en apprendre un peu plus sur son passé récent, je me suis plongée dans le premier roman de Saša Stanišić, Le Soldat et le gramophone. Saša Stanišić est né à Višegrad en 1978 d’une mère bosniaque et d’un père serbe. En 1992, ils fuient la ville et se réfugient en Allemagne où il décide de s’installer définitivement. Le Soldat et le gramophone est son premier roman.
Ce roman, que l’on pourrait qualifié de roman autobiographique, raconte l’histoire d’un enfant, Aleksandar, qui grandit à Višegrad et qui doit fuir la guerre avec ses parents. Il grandit dans la Yougoslavie de Tito et est élevé par son grand-père, qu’il admire tant, dans le respect des valeurs du communisme et du Maréchal. Insouciant et observateur, il vit en magicien dans son monde imaginaire qui bascule du jour au lendemain à la mort de son grand-père. Aleksandar nous présente sa famille originale aux travers d’une série de petites anecdotes sur un ton décalé, ses arrière-grands-parents que l’on croirait tout droit sorti d’un film de Kusturica, ses amis et sa passion pour les images inachevées et l’absurde. Au travers d’une vision d’un enfant à l’esprit vif et créatif, Saša Stanišić évoque le communisme, la fin du communisme à la mort de Tito et les conséquences dans la vie de tous les jours. Mais surtout, il fait bien sentir, d’une manière presque candide, la montée des tensions entre les communautés, les non-dits, les haines, les rancœurs qui s’expriment sans retenue. On sent avec lui le changement de climat dans la ville au travers de scènes (presque) anodines. Petit à petit, on bascule dans le quotidien de la guerre au travers de l’innocence d’un regard d’enfant. Il nous décrit des scènes terribles sans comprendre ce qu’il se passe réellement. Et cette manière de raconter, de décrire presque avec recul, renforce la cruauté de ce qui se passe. Et pourtant, pendant la guerre, malgré les horreurs, les enfants restent des enfants et vivent comme des enfants. Les émotions vécues intensément mais toujours avec foi dans l’avenir. Enfin, ses parents décident de fuir cette guerre et on le suit en Allemagne où chacun tente de se reconstruire une vie. Aleksandar n’est plus un enfant. Il est adolescent et s’interroge sur ses racines, sur l’intégration, les souvenirs et ceux que l’on a laissé au pays. Jusqu’à retourner dans sa ville natale, accueilli par sa grand-mère. Est-il d’ici ou d’ailleurs ? Et s’ensuit alors une réflexion sur le retour, une quête pour retrouver le temps perdu.
Le roman est touchant, subtil, drôle, questionnant et surréel. Il a ce petit supplément de réalité que j’ai retrouvé dans les romans d’Andrić et de Velibor Colić. Comme s’il y avait de la magie dans le réel. Des moments suspendus et hors du temps. J’ai beaucoup aimé ce roman qui m’a permis d’entrer dans la ville et de la voir sous un angle encore différent. Ce qu’elle était avant la guerre et ce qu’elle est devenue. Une ville où on ne ressasse pas vraiment le passé. Une ville où on le tait. Une ville qui a souffert et qui ne s’est jamais vraiment remise. Un roman qui nous rappelle à quel point la Drina, la rivière qui la traverse, fait partie de la vie des habitants, de leur imaginaire, de leur identité. J’ai aimé ce roman malgré certaines longueurs dans lesquelles je me perdais. J’ai aimé l’esprit du Camarade en chef de l’inachevé. Et j’ai été marquée par une scène à la fin du roman. Une scène où Miki, l’oncle d’Aleksandar, l’emmène faire un tour en voiture et s’arrête à chaque endroit où des crimes ont été perpétrés. Mais, Stanišić ne cite que les noms. On s’interroge, on recherche et on découvre alors. Comme si ne pas dire explicitement voulait tout dire. Et pour moi, cela veut tout dire et bien plus.
Višegrad, une rencontre déstabilisante
De manière générale, nous venons à Višegrad pour voir le fameux pont sur la Drina aux 11 arches majestueuses et célébrer l’auteur qui le rendit célèbre, Ivo Andrić. Et puis, quand on y est, il y a quelque chose d’autre qui s’immisce en nous. Quelque chose d’indéfinissable. Comme un sentiment de malaise. Comme si on essayait de cacher quelque chose. Ou plutôt comme si la ville essayait de nous dire quelque chose. Et puis, quand on rentre, on se lance dans des recherches pour essayer de comprendre ce qui nous a touchés. Durant la dernière guerre dans les Balkans, la ville a été le théâtre de crimes inqualifiables à propos desquels on préfère aujourd’hui garder le silence. Alors, on commence à comprendre et on se demande s’il faut en parler, si l’on doit fermer les yeux et s’émerveiller devant Andrićgrad ou si on doit éviter d’y aller. J’y suis allée empreinte de l’histoire telle que racontée par Andrić sans rien connaître de ce que la ville avait pu connaître par la suite. J’ai été fascinée par la couleur et la puissance de la Drina et par la beauté du pont. Je n’ai pas pu m’asseoir au milieu du pont et observer la vie comme je me l’imaginais. J’en suis repartie avec l’envie de fouiller son passé, d’en savoir plus, de découvrir ce qu’elle cachait. Cette visite troublante s’est donc prolongée avec ma lecture de Saša Stanišić, de nombreuses recherches et le film de Jasmila Žbanić, Les Femmes de Višegrad.
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Bonjour, je viens de lire votre post après avoir découvert hier « les femmes de Visegrad » Je vous remercie pour votre témoignage, qui m’en dis un peu plus et me glace en même temps !
Bonsoir Nathalie, je vous remercie pour votre message… Ravie que vous soyez venue lire mon article suite à votre découverte. Effectivement, découvrir l’histoire de ce lieu glace quelque peu.
J’ai lu « Le pont sur la Drina » que je considère comme un chefd’oeuvre et j’aurais rêvé d’accomplir le même voyage, pèlerinage que vous. Cependant je ne suis pas surpris de sentir chez vous une petite déception. Les massacres qui se sont perpétrés dans cette ville sont la suite épouvantable et logique de paradis si bien décrit par l’auteur et de la lente descente vers l’enfer déjà pressentie par l’auteur à la fin de son livre soit 1918.
Bonjour Jean-Paul, merci pour votre commentaire. Effectivement, ce qui s’est passé à Visegrad (et ailleurs) était déjà pressenti par l’auteur… C’est un très beau roman, essentiel pour comprendre l’histoire de cette région.